"La migration est un sujet émotionnel qui peut être utilisé comme arme"

Interview, 11 octobre 2022: Le Temps; Vincent Bourquin, Valère Gogniat

Le Temps: "La conseillère fédérale Karin Keller-Sutter ne cache pas sa préoccupation face à la crise migratoire que connaît actuellement l’Europe et donc aussi la Suisse. Les Ukrainiens continuent d’arriver ici, tout comme de nombreux Afghans."

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Forum des 100 : la conseillère fédérale Karin Keller-Sutter répond aux questions de Valère Gogniat
© Cyril Zingaro, Le Temps

Sur le front migratoire, la situation vous inquiète-t-elle? On parle déjà d’une Suisse à 10 millions d’habitants, est-ce un fantasme de géographes ou de politiciens?
Oui et non. C’est vrai que dix millions, ce serait beaucoup. Je sens cette préoccupation parmi la population: pour l’aménagement du territoire, pour les transports publics ou pour le logement.
Nous ne sommes pas encore dix millions, mais l’immigration est en hausse. Tout d’abord concernant la libre circulation, les chiffres seront beaucoup plus élevés que l’an dernier. Après le covid, il y a un besoin de rattrapage, l’économie suisse tourne à plein régime: 250 000 postes de travail sont disponibles. Le marché du travail est asséché et il y a une compétition entre différents pays pour attirer la main-d’œuvre qualifiée: la Suisse n’est plus le seul pays à être attractif.
Puis, il y a la question des contingents pour les Etats tiers. Le nombre de permis disponibles est de 8500 par an. Certains milieux économiques en demandent toujours davantage, mais les contingents ne sont pas épuisés depuis des années. Sans oublier les conséquences migratoires de la guerre en Ukraine qui génère le plus grand déplacement de populations en Europe depuis la Seconde guerre mondiale. Le nombre de requérants d’asile issus de différents pays est également en hausse.
Lors de la votation sur l’initiative de l’UDC dite de limitation, en 2020, j’avais insisté sur l’importance d’avoir des mesures d’accompagnement pour promouvoir la main-d’œuvre indigène. L’économie pourrait faire plus d’efforts pour travailler avec les gens qui sont déjà en Suisse. Par exemple, il y a de nombreuses femmes qui voudraient travailler davantage.

Il y a aussi de plus en plus d’hommes et de femmes qui veulent travailler moins.
C’est le revers de la médaille et un signe de prospérité. Quand j’étais enfant, mes deux parents travaillaient car ils étaient restaurateurs, mais, à l’époque, dans les années 1970, c’était un signe de prospérité lorsque seul le mari travaillait.
La Suisse est l’un des pays au monde où le temps partiel est le plus pratiqué. Je suis une femme libérale, je ne vais pas dire à quel taux il faut travailler. Mais si vous avez des gens qualifiés, bien formés, qui choisissent de travailler à temps partiel, vous avez forcément plus d’immigration. C’est logique.

Quel bilan tirez-vous de l’accueil des réfugiés ukrainiens en Suisse après 7 mois de guerre?
Dans l’ensemble cela a bien fonctionné. Nous avons pris des décisions très rapidement. L’Ukraine a été agressée le 24 février et trois jours plus tard j’étais à Bruxelles pour échanger avec mes homologues des pays Schengen. Le vendredi suivant, le Conseil fédéral a décidé d’activer le statut S. Les cantons ont été intégrés aux réflexions dès le départ. D’ailleurs, la conférence des gouvernements cantonaux cite ce processus comme un exemple de bonne collaboration entre cantons et Confédération. Il y a bien sûr eu quelques problèmes au début, mais c’est inévitable dans une telle situation.
Les particuliers ont aussi joué un rôle énorme. Je suis très reconnaissante à toutes ces familles qui ont accueilli des Ukrainiens. A ce jour 65 000 Ukrainiens ont reçu la protection de la Suisse.

Le statut S va-t-il être prolongé?
Il n’est pas nécessaire de le prolonger, mais seulement de le révoquer le moment venu. Le système européen, relativement similaire, prévoit deux prolongements automatiques de six mois et nécessite ensuite une majorité qualifiée au sein du conseil des ministres. En Suisse, si le Conseil fédéral ne le révoque pas, ce permis S peut théoriquement durer cinq ans et être ensuite transformé en permis B. Ce statut ne sera révoqué que quand les conditions seront réunies, c’est-à-dire s’il y a une normalisation de la situation en Ukraine, par exemple avec un cessez-le-feu ou un déploiement de troupes de paix comme on en a connu en Bosnie ou au Kosovo. Les programmes de retour dans ces deux pays avaient été organisés par étapes, avec des différents délais de départ.

Comment voyez-vous la suite de la présence des Ukrainiens en Suisse?
J’ai déjà donné le mandat au SEM, en juin, d’examiner, avec les cantons, les questions qui vont se poser en cas de révocation du statut S. Pas pour donner le signal que les gens doivent rentrer prochainement mais pour être prêts le moment venu. Rappelez-vous comment cela s’était passé avec les Bosniaques: d’abord les adultes seuls ont dû rentrer, puis les familles sans enfants, puis les familles avec enfants. Pour l’Ukraine, il faudra certainement un programme similaire. Il faudra aussi se coordonner avec l’Europe.

Craignez-vous un afflux de réfugiés ukrainiens cet hiver?
Une coalition de différentes organisations internationales (l’UE, l’Organisation internationale pour les migrations, le HCR) cherche à créer les conditions pour permettre aux déplacés de rester sur place durant l’hiver. Elle distribue des chauffages, équipe mieux les tentes ou distribue des articles d’hygiène. C’est une très bonne initiative. Mais il y aura certainement des problèmes énergétiques en Ukraine et l’on ne pourra pas chauffer tous les logements. Ce serait alors une incitation à quitter le pays. Il y a déjà six millions de personnes déplacées à l’interne, ce qui est très difficile à gérer pour les autorités ukrainiennes: imaginez une ville conçue pour 100 000 personnes qui passe à 250 000 habitants en quelques semaines.

Vu la gravité de la situation, ne faudrait-il pas aussi faire un geste en faveur des déserteurs russes?
Peu de Russes sont venus jusqu’ici en Suisse. S’ils viennent, ils peuvent déposer une demande d’asile. Mais la loi est très claire, la désertion en elle-même n’est pas un motif d’asile suffisant, il faut pouvoir prouver que l’on est menacé de manière disproportionnée dans son pays d’origine.

La situation des Afghans inquiète de plus en plus d’organisations qui se mobilisent pour les accueillir ou pour éviter leurs renvois.
Les Afghans ne sont pas renvoyés chez eux. Il n’y a que la Turquie, qui en a expulsé 40 000. En Suisse, ils sont actuellement 11 500 à être admis provisoirement et 2000 sont en procédure d’asile. Nous faisons beaucoup pour les Afghans. Il y a actuellement un nouvel afflux, mais ces personnes n’arrivent pas directement d’Afghanistan, elles étaient en Turquie ou en Grèce pendant des mois ou des années. Nombre d’Afghans ne veulent que transiter par la Suisse, et non y rester.

Vous êtes inquiète de la création d’une nouvelle route des Balkans. Avec la Serbie qui joue un rôle trouble et pousserait des migrants sur cette route?
Ce sont des pays de l’UE qui disent cela. Mais c’est vrai que la Serbie a une politique de visa très libérale. Les Cubains, les Tunisiens ou les Indiens peuvent aller en Serbie sans visa. Avec l’aide de passeurs, ils se rendent ensuite en Autriche, qui est le premier état Dublin où ils déposent une demande d’asile sur leur route qui vise la France, l’Allemagne ou le Royaume-Uni.
Il y a des États d’Europe de l’Est qui soupçonnent la Serbie de travailler avec la Russie. Je ne peux pas le confirmer, il n’y a pas de preuves. Ce que m’a dit mon collègue autrichien, c’est que 80% des gens qui arrivent en Autriche (74 000 demandes à fin septembre) viennent de Serbie. Je ne veux accuser personne, mais la migration est un sujet émotionnel qui peut être utilisé comme arme. On l’a vu avec les Biélorusses qui ont littéralement poussé des gens dans l’espace Schengen dans le but de déstabiliser l’Europe. En Allemagne, il y a déjà plus d’un million d’Ukrainiens qui sont arrivés. Mon homologue allemande qui m’a dit que la situation était extrêmement difficile chez eux, ils n’ont plus de logements disponibles.

Vous participez aux rencontres des ministres de l’Intérieur de l’Espace Schengen. N’est-ce pas le modèle à suivre pour les relations avec l’UE?
La Suisse est un état associé à Schengen, le peuple suisse a d’ailleurs confirmé à deux reprises cette appartenance dernièrement. S’il y a bien des domaines où la collaboration est importante, ce sont la migration ou la sécurité. Cette coopération fonctionne très bien. Je participe régulièrement aux réunions du conseil des ministres. Nous n’avons pas le droit de vote, mais je peux tisser un réseau. C’est très important. J’ai pu récemment contacter mon collègue autrichien et lui dire: «ça ne va pas» car ils laissaient passer les migrants irréguliers en Suisse. Résultat: nous venons de conclure un plan d’action. Mais quand je parle à ces mêmes collègues européens de l’accord-cadre entre la Suisse et l’UE, ils ne connaissent pas bien le sujet, c’est avant tout la Commission européenne qui gère cette question.

Pensez-vous que le dossier européen peut encore évoluer avant les élections fédérales?
Le Département des affaires étrangères conduit actuellement une série d’entretiens exploratoires sous la houlette de Livia Leu. Je ne peux pas dire comment cela se passe en détail. Quand nous aurons les résultats, le Conseil fédéral pourra décider d’un mandat et se mettre d’accord sur certains jalons. Mais le calendrier politique n’est pas décisif pour le Conseil fédéral.

Le conseiller fédéral Ueli Maurer a annoncé sa démission, cela déstabilise-t-il le collège?
Cela ne le déstabilise en rien. Dans d’autres pays, il y a des élections ou des changements de gouvernements qui peuvent être brutaux. Pas en Suisse. C’est très tranquille. Alors oui il y a beaucoup d’articles dans la presse mais en fait, tout le monde sait que sa succession se décidera le 7 décembre. Cela permet une grande stabilité de nos institutions, qui ne tournent pas trop autour des personnes, même s’il y a parfois des gens qui ont plus de succès, qui marquent davantage leur époque, se font discrets, ou pas…

De votre côté, seriez-vous intéressée à reprendre le département fédéral des finances?
C’est bien trop tôt pour en parler. Il faut déjà voir qui seront les candidats, qui sera élu et le reste, cela se discutera dans le cercle très privé du Conseil fédéral. Je ne fais aucun pronostic.

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Dernière modification 11.10.2022

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