Interview, 31 janvier 2021: Le matin dimanche; Ariane Dayer et Lise Bailat
Le matin dimanche: "À l’occasion des 50 ans du droit de vote des femmes, Karin Keller-Sutter analyse ce qui reste à faire pour la défense de ces dernières."
En 1971, vous n’aviez que 7 ans. Avez-vous des souvenirs de cette année-là?
Pour être honnête, pas vraiment, j’ai eu 7 ans le 22 décembre, et la votation était en février, j’étais trop petite. C’est à l’adolescence que j’ai compris que j’étais née sans droits civiques. J’ai grandi avec trois frères, tous plus âgés que moi. L’écart que j’ai avec le plus jeune est de neuf ans. Il n’était pas question pour moi de jouer la petite fille, je voulais être traitée comme eux et nos parents nous élevaient dans ce sens.
Plus tard, votre mère vous a expliqué ce que représentait pour elle l’absence de droit de vote?
Oui, on en a parlé, bien sûr. Avec le restaurant de mes parents, j’ai grandi dans une atmosphère de PME. Ma mère était une sorte de femme d’affaires, la colonne vertébrale de l’entreprise familiale. Pourtant, elle n’avait pas le droit de vote, et pas non plus les mêmes droits matrimoniaux, une situation incroyable. Elle travaillait jour et nuit, et pourtant elle n’avait pas le droit de s’occuper de politique. Son parcours personnel est significatif de l’époque. Elle rêvait d’être institutrice, mais ses parents ont préféré que ce soit son frère qui fasse des études puisque, elle, elle allait se marier. Résultat: il est devenu instituteur et pas elle, mais il est resté célibataire toute sa vie.
De tous les interdits de l’époque pour les femmes – droit de vote, de signer un contrat, d’ouvrir un compte bancaire, de divorcer – lequel vous choque le plus?
Le droit de vote. Chez moi, à Wil, il y avait une figure féministe importante, elle s’appelait Lotti Ruckstuhl. Tout le monde la connaissait, la Ruckstuhl, elle s’était battue pour le droit de vote. Quand je passais devant chez elle, j’étais fascinée: c’était là qu’habitait cette femme qui avait tant de mérite.
Vous évoquez souvent votre enfance dans le resto de vos parents. Est-ce qu’il y avait des femmes à la «Stammtisch» ou seulement des hommes?
C’est vrai qu’en semaine, il y avait surtout des hommes. Des hommes d’affaires qui venaient prendre un verre après le travail. Mais ça changeait le dimanche; là, ils venaient avec leurs femmes et leurs enfants pour le repas de midi. C’était une époque où l’on partageait le rôti le dimanche. Grandir dans cet univers était intéressant.
On parlait politique?
Oui, quand ils avaient le temps de manger avec nous, mes parents en parlaient beaucoup. Nous, les enfants, nous ne devions pas parler à table, mais on suivait de près les discussions. Et au restaurant je pouvais lire beaucoup de journaux, pas seulement le quotidien local comme dans la plupart des familles.
Vous dites avoir peu senti de discrimination dans votre carrière mais, au début, certains soupçonnaient quand même que vous n’écriviez pas vous-même vos discours?
C’est un préjugé classique contre les femmes: on les soupçonne d’être sous influence. Je me souviens aussi d’un moment qui m’avait choquée. C’était en 1995, j’étais candidate au Conseil national, leresponsable de campagne m’a dit: «Vous, vous pouvez faire campagne avec votre physique.»
Vous vous êtes fâchée?
Je suis restée calme, je l’ai juste catalogué définitivement pour ce qu’il était. J’étais déjà très engagée, conseillère communale, fondatrice des jeunes radicaux, c’était incroyable d’entendre ça.
Aujourd’hui, est-ce que quelqu’un ose encore vous dire que vous n’avez pas écrit vous-même ce que vous dites?
Je ne crois pas. Il me semble qu’on a compris que je suis indépendante, que je ne me fais dicter mes opinions par personne.
Au fond, en 2021, le droit de vote reste le seul qui soit solide pour les femmes?
Non, il y a eu beaucoup de changements au niveau juridique. L’égalité a avancé, le droit matrimonial s’est modifié. Il y a eu, chez les femmes et chez les hommes, de vrais progrès de société. Ce qui reste à faire concerne plutôt les questions structurelles, en particulier la conciliation entre la vie familiale et la vie professionnelle. Ça touche à la sphère privée, car les couples doivent pouvoir décider comment ils s’organisent. Il faut choisir la bonne personne. À cet égard, j’ai eu de la chance.
Un mari modèle?
Depuis trente-deux ans, on a tout décidé ensemble. Il faut bien parler au début, parce que les situations de vie peuvent changer pour l’un ou pour l’autre, donc il faut s’être entendu sur le principal. Nous étions d’accord sur l’essentiel: si nous avions eu des enfants, j’aurais voulu continuer à travailler et nous aurions partagé les responsabilités. Quand je vois mes nièces et mes neveux, je me dis que les générations d’aujourd’hui savent bien gérer ce dialogue.
Donc, au fond, vous ne vous êtes jamais réellement sentie discriminée?
Pas vraiment, mais j’ai quand même toujours eu l’impression que j’étais plus observée que mes collègues masculins et jugée plus sévèrement. Quand j’étais candidate au Conseil d’État saint-gallois, en 1999, il y avait des gens pour dire qu’il fallait préférer les autres candidats, parce qu’ils étaient des hommes et colonels à l’armée. Ça ne m’a pas impressionnée, j’y suis allée quand même, j’ai essayé de convaincre et j’ai été mieux élue que les autres. La population est généralement plus progressiste que les partis.
Et le harcèlement de rue ou le sentiment d’insécurité, vous le sentez?
Pas aujourd’hui, je n’ai pas peur. Mais quand j’étais adolescente je faisais attention quand je sortais le samedi soir. Pour rentrer, par exemple, je marchais au milieu de la route, pas sur les trottoirs. J’ai passé une année à Londres et je choisissais plutôt des grandes stations pour prendre le métro. C’est souvent le lot des femmes: nous devons trouver des stratégies pour évoluer dans l’espace public.
Aujourd’hui, vous n’avez plus peur parce que c’est vous qui faites peur?
Euh, non, pourquoi?
Vous êtes une sorte de statue d’exigence, personne n’oserait vous agacer?
J’essaie surtout de rester moi-même.
N’est-ce pas une forme de stratégie féminine, de faire un peu peur pour tenir les gens à distance?
Il me semble que je suis surtout naturelle. J’ai une personnalité analytique, et il arrive que cela surprenne chez une femme. On croit souvent que nous sommes empathiques, chaleureuses, voire hystériques, mais on s’attend moins aux femmes analytiques et structurées.
Aujourd’hui, quelle est la priorité dans les dossiers féminins: l’égalité salariale, la lutte contre la violence?
La lutte contre la violence domestique a toujours été une de mes priorités. Lorsque je suis entrée au Conseil d’État saint-gallois, en 2000, un de mes premiers jours de travail, j’ai rencontré le ministre autrichien responsable de ce dossier. Il m’a expliqué comment son pays, très à la pointe sur ce sujet, luttait contre cette forme de violence. Je me suis dit que je voulais qu’on mette immédiatement cela dans notre loi cantonale. En rentrant à la maison, j’ai dit à mon mari: «On a toujours abordé le problème en isolant les femmes et les enfants dans des foyers pour femmes battues, mais c’est le contraire qu’il faut faire, ce sont les hommes violents qu’il faut chasser du domicile familial!» Il m’a répondu que je n’avais aucune chance. Ça a effectivement été un long travail de conviction, auprès de mes collègues du Conseil d’État, des chefs de groupes, du Ministère public. Mais on y est arrivés, et le Canton de Saint-Gall a été pionnier: ce principe est maintenant admis dans tout le pays.
En 2006, vous avez été la première conseillère d’État de Suisse à renvoyer un père pour mariage forcé?
Oui, ça a créé beaucoup de polémique, mais ça me semblait important. J’ai aussi beaucoup travaillé pour la protection des prostituées. Dans la lutte contre la violence domestique, on a fait des progrès en Suisse, avec l’introduction des bracelets électroniques pour surveiller les auteurs de violences, mais aussi des garde-fous pour qu’on n’abandonne pas les procédures en cours de route parce que les victimes sont sous pression. Nous allons organiser une table ronde en avril pour améliorer la protection contre des violences domestiques et sexuelles, avec les Cantons et le Bureau fédéral de l’égalité.
D’où vous vient cette sensibilité contre la violence?
Je ne sais pas vraiment. Mais je crois que, pour moi, c’est une question de liberté. Quand vous subissez la violence, vous ne pouvez pas vivre librement, vous ne pouvez pas vous épanouir, être en sécurité chez vous. C’est tellement important, cette sécurité-là. Sur ce plan, d’ailleurs, je me bats aussi pour les hommes. Il y a des hommes battus, il ne faut pas les oublier.
Vous menez tous ces combats mais vous refusez l’étiquette féministe?
Je préfère dire que je suis pour l’égalité des chances.
Mais ce serait important qu’une femme de droite comme vous assume de se dire féministe?
Je n’aime pas les étiquettes, ni celle de féministe ni celle de dame de fer qu’on me collait autrefois. Je parle d’égalité des chances parce que cela correspond à ma conception libérale: l’État doit assurer que personne ne soit discriminé. Mais il est vrai que, pour l’exemplarité, c’est bien qu’on ait, par exemple, trois femmes de partis différents au Conseil fédéral. Ça reflète la grande diversité qui existe entre les femmes.
C’est quoi, une femme?
Bonne question…
Est-ce que quelque chose de particulier les réunit?
Je ne suis pas sûre, je crois plutôt que c’est la personnalité qui est décisive.
Être une femme ne donne-t-il pas une solidité de fond, une sorte de résilience qui permet par exemple d’avoir la force de se représenter au Conseil fédéral quand on n’a pas été élue la première fois, comme vous l’avez fait?
Je crois que j’aurais fait pareil si j’avais été un homme.
Beaucoup de ceux qui ont raté cette élection ont passé le reste de leur vie à s’en désespérer?
Je ne crois pas qu’il y ait de différence de base si forte, on est des personnalités plutôt que des genres. Ce qui est vrai, c’est que de parcourir la vie dans un corps de femme est une expérience particulière.
«Ce serait faux de sortir le cliché de la femme musulmane opprimée»
Le vote du 7 mars sur la burqa, ce sera un test féministe?
Ça dépend dans quel sens vous l’entendez.
Des citoyennes vont saisir l’occasion de dire qu’elles y sont opposées?
Il est déjà possible, avec le Code pénal, de condamner pour contrainte quelqu’un qui obligerait une femme à se voiler. Cette disposition n’est donc pas nécessaire. Et puis il y a très peu de femmes portant le voile intégral en Suisse, l’Université de Lucerne a fait une étude qui les évalue à 20 ou 30 au maximum.
Ça n’est pas une question de nombre mais de principe: il s’agit quand même de mettre des femmes sous un voile?
Vous savez, ce serait faux de sortir le cliché de la femme musulmane opprimée, qu’on a forcée à porter le niqab. Chez nous, presque toutes les femmes qui le portent sont des Suissesses converties à l’islam, qui ont choisi de le porter. Je ne suis pas obligée de les comprendre, mais il faut bien que je l’accepte. Une chose me dérange dans ce débat, c’est que, quelle que soit la position qu’on a, on essaie toujours de dicter à la femme ce qu’elle doit faire: soit de porter, soit de ne pas porter un voile. On la réduit à ses vêtements, comme quand on trouvait ses jupes trop courtes. Si l’on était cohérent, il faudrait alors interdire tous les autres signes de conversion à l’islam, la longue barbe et la tunique que portent certains hommes.
Vous n’y voyez donc pas d’enjeu féministe?
Je ne suis pas sûre que la priorité de la bataille politique pour les femmes doive porter sur ce sujet en Suisse. Il est plus important de se battre pour des enjeux tels que la conciliation entre vie professionnelle et vie privée et contre les violences sexuelles et conjugales.
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Dernière modification 31.01.2021